L’entreprise peut-elle être humaniste ?
Les entreprises entretiennent avec la philosophie un rapport fondé sur le « je t’aime, moi non plus ». En toute ambiguïté, les boîtes se rendent compte que la philosophie peut les aider à se poser et réfléchir. Mais elles ne sont pas convaincues à 100 % que la démarche soit utile pour le business. « Les universitaires ont des doctrines et pas de problèmes, alors que les chefs d’entreprise ont beaucoup de problèmes et pas de doctrine », résume Albane Tresse, responsable communication à l’APM, pour mieux expliquer cette ambivalence.
Certains cadres et dirigeants s’y intéressent à titre privé. Au cabinet de relations publiques Boury & Associés, le dg Pascal Tallon prépare une licence pour se « détendre » et faire un peu de « gymnastique intellectuelle ». Il organise aussi les petits-déjeuners du Club des idées, qui réunissent chaque mois des dirigeants et des philosophes. « Les membres viennent par intérêt personnel et par curiosité », explique-t-il. N’empêche, le directeur de Philosophie Magazine, Fabrice Gerschel, constate l’émergence d’une vraie tendance. Une enquête a révélé que 85 % de ses lecteurs étaient des quadragénaires actifs et diplômés de l’enseignement supérieur. En janvier dernier, 45 000 exemplaires d’un numéro consacré au travail ont été vendus contre 40 000 habituellement (+ 12,5 %).
Dans les entreprises, la philosophie s’introduit le plus souvent sous forme de conférences. Chez Go-Europe par exemple, le dg Philippe Crouy en annonce une sur « Astrophysique et management ». Deux thèmes à des années-lumière l’un de l’autre, mais ce qui compte, c’est « de rendre les participants plus créatifs, confiants et de leur permettre d’échanger ». D’autres conférences sont cependant plus proches des centres d’intérêt de l’entreprise : le stress, l’autorité, la hiérarchie, le développement durable… Au Boss-club, un réseau de dirigeants à Issy-les-Moulineaux (92), l’association a animé un séminaire sur la rentabilité ! Certaines entreprises font appel à des cabinets de philosophie. « Un dirigeant avait investi dans une formation sur la délégation qui avait été vaine, raconte Eugénie Vegleris (1), qui dirige l’un d’eux. Je lui ai demandé ce qu’était la délégation, il était incapable de me répondre. Comment pouvait-il s’en sortir s’il ne savait pas de quoi il parlait ? » Ces boîtes veulent redonner du contenu à des termes galvaudés et du sens au travail. Pourquoi faire telle ou telle tâche et comment l’accomplir au mieux ? Des philosophes interviennent alors à la place des coachs, consultants et autres conseillers.
Le « manager philosophe » serait aussi une espèce en voie d’apparition.
Depuis deux ans, des étudiants en philosophie sont recrutés comme cadres via l’opération Phénix, qui a vocation à relier le monde du travail et l’université (voir encadré p.58). À l’inverse, un département de formation continue a été créé aux facultés libres de philosophie et de psychologie (IPC). « Les entreprises ont besoin de compétences en analyses comportementales et sociétales qui font défaut aux élèves des écoles de commerce », explique Véronique Morali, présidente de la commission dialogue économique au Medef. À l’APM, des dirigeants font appel à des experts philosophes. Bernard Benattar (2), de l’Institut européen de philosophie pratique, qui intervient régulièrement comme « expert APM » et apprécie le « dialogue philosophique », raconte qu’il a du mal à les convaincre de l’intérêt d’un débat ouvert. Ils attendent plutôt une leçon magistrale, quitte à en discuter plus tard entre eux.
Mais la philosophie compte aussi des ennemis dans l’entreprise.
Lors des conférences, le scepticisme du public est palpable. « C’est dur de faire un exposé sur le stress quand l’auditoire pense au courrier qui s’accumule sur son bureau », dit en riant Magali Paillier (3), du cabinet de philosophie de Strasbourg. Les cadres dirigeants n’aiment pas perdre leur temps, ils veulent des résultats et vite ! Le problème, c’est que les philosophes n’apprécient pas l’équation : utilité + court terme = je prends votre truc, et les entreprises se méfient d’un investissement sur le long terme dont elles ne pourront pas mesurer les effets. Un think tank avait ainsi envisagé d’inviter le philosophe Edgar Morin. « Je n’étais pas très chaud, raconte le consultant Didier Goutman, qui a tout de même demandé ses coordonnées à Philosophie Magazine. L’objectif était de réfléchir à des solutions opérationnelles, pas de suivre une conférence ». La philosophie est perçue comme un discours oiseux, « une discipline insuffisamment rationnelle et pas assez construite dans sa réflexion », selon Damien Crequer, associé au cabinet de chasse de têtes Taste. Qui ne doit pas être très chaud pour sélectionner des candidats formés à la philo du management. Un jour, le dirigeant d’une entreprise a même déclaré à Bernard Benattar qu’il n’aimait pas la philosophie parce qu’il était… « trop cartésien ». Comme quoi, dirait Kant, « Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. ».